Rouguy Diallo, un saut hors du sable

Rouguy Diallo, photographiée l’été dernier par Laurie Top

Dès l’instant où Rouguy Diallo décroche son téléphone à 17h32, au cours d’une journée qui ressemble à tant d’autre depuis le confinement, elle semble surprise. « On ne s’était pas dit 17h30 ? ». En effet. Si son allégresse excuse quasi instantanément mon retard, je comprends rapidement l’importance que Rouguy accorde à la ponctualité. Lors d’une rencontre précédente, physique cette fois, elle s’était excusée d’un retard imprévu avant même de me saluer. Elle téléphone depuis Toulon, auprès de sa famille proche, où elle est retournée avant l’instauration du confinement. Jusqu’alors, la triple sauteuse occupait l’INSEP (Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance), au cœur du bois de Vincennes, où elle s’entraine depuis les championnats du Monde de Doha terminés en octobre dernier. C’est par un retour dans sa routine sportive parisienne qu’elle achèvera sa parenthèse méditerranéenne.

Cette période incertaine et inquiétante fut l’occasion de faire pause. De réfléchir. L’annulation des Jeux Olympiques de Tokyo a évaporé pour quelques mois au moins l’obsession des athlètes pour cette échéance sportive d’une vie. L’occasion pour Rouguy de sortir du sable. Pour Éclectique, Rouguy Diallo a parlé de sa vie, de ses plaisirs, de ses objectifs et de ses projets. De tout ce qui fait d’elle, bien plus qu’une athlète, une femme passionnée et passionnante.

Sur le sable

En 2014, alors qu’elle est âgée de 19 ans, Rouguy Diallo devient championne du monde juniors à Eugene aux États-Unis, dans ce qui est l’un des hauts-lieux de l’athlétisme mondial. Cette première performance remarquable l’a brusquement propulsé dans une position de « nouvelle espoir » tant recherchée par l’athlétisme français.

Rouguy Diallo, lors des championnats d’Europe d’athlétisme de Glasgow en 2019 (Getty/Sam Barnes)

Cinq ans plus tard, lors des derniers championnats du monde (27 sept – 6 oct 2019), l’athlétisme français est reparti de Doha avec un bilan catastrophique, sauvé par les deux médailles individuelles de Pascal Martinot-Lagarde (médaillé de bronze sur 110m haies) et Quentin Bigot (médaillé d’argent au lancer du marteau). Hormis les lancers hautement représentés par Mélina Robert-Michon, Alexandra Tavernier ou Manuela Montebrun, l’athlétisme féminin français n’a pas été médaillé dans une compétition mondiale (Championnats du Monde et Jeux Olympiques) depuis… 2005, à l’occasion des championnats du monde d’Helsinki.

Partagé avec des athlètes talentueuses comme Rénelle Lamote ou Solène Ndama, qui nourrissent les ambitions de l’athlétisme féminin français, ce statut « d’espoir » n’est pas évident à porter. Sacrée championne de France du triple saut en salle et en plein air l’année dernière, Rouguy Diallo s’est installée au plus haut niveau national de son sport. Le niveau international, qui a permis à Rouguy son premier coup d’éclat, est lui autrement plus relevé. Habituée des étapes de la Diamond League1, elle n’a pas encore réussi à s’y imposer. Il faut dire que sa discipline est composée d’une concurrence féroce, à l’image de l’extraordinaire athlète vénézuélienne Yulimar Rojas. À 24 ans, la triple sauteuse originaire de Caracas a établi à Doha la deuxième meilleure performance mondiale de l’histoire en plein air, avant de s’offrir en février dernier le record du monde en salle à Madrid avec un saut mesuré à 15,43m.

L’alter ego masculin de Yulimar Rojas, Rouguy le connait bien. Icône du triple saut masculin, le jeune retraité Teddy Tamgho détient depuis 2011 le record du monde en salle du triple saut masculin (17,92m) établi à Paris. Pour Rouguy, c’est un mentor, un « grand frère ». C’est avec lui qu’elle a décidé de s’entrainer depuis le début de sa carrière au plus haut niveau.

La « Team T »

Composé des meilleurs espoirs français du triple saut, le groupe d’entrainement emmené par Teddy Tamgho, aussi connu sous le nom de « Team T », regroupe depuis quelques années des grands talents internationaux. Hughes-Fabrice Zango, triple sauteur burkinabé, a fièrement représenté son groupe d’entrainement lors des derniers mondiaux au cours desquels il décrocha la médaille de bronze. La quête de Rouguy vers le plus haut niveau de performance passe par cette émulation.

La « Team T », c’est aussi son cercle, son entourage. C’est une discussion WhatsApp aux notifications incessantes, dans laquelle il est souvent question d’athlé. Un groupe dans lequel elle se sent bien.

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À l’issue de ces mondiaux s’est intégrée au sein de la « Team T » Tori Franklin, détentrice du record des États-Unis (14,86m). Une influence salvatrice pour Rouguy : « Elle est arrivée avec cette mentalité américaine qui fait que ça ne rigole pas à l’entrainement. C’est ce dont j’ai besoin. »

Pour la triple sauteuse américaine, l’apport à l’entrainement est mutuel : « Rouguy m’apporte beaucoup, notamment pour ce qui est de la langue. Teddy [Tamgho] parle très vite, et malgré les quelques bases que j’ai en français je ne comprends pas toujours ce qu’il dit. Rouguy m’aide énormément sur ce point. »

Arrivée en France en décembre dernier, Tori a déjà pu observer sa nouvelle partenaire : « Elle a encore un grand potentiel. Elle peut totalement sauter plus loin et devenir plus constante. Je crois qu’elle peut encore apprendre sur son corps et ses besoins. Elle peut progresser sur et en dehors de la piste… », confie-t-elle au téléphone.

(De) la piste aux ét…udes

Si sportivement, la vie de Rouguy s’est surtout organisée entre Reims, Paris et les lieux de compétitions, elle a aussi gardé une attache virtuelle avec la région niçoise. Âgée de sept ans lorsqu’elle commença l’athlétisme, sa précocité l’a fait rejoindre Montpellier à l’âge de 15 ans, où elle s’entrainait alors dans les épreuves combinées. C’est une année plus tard qu’elle devint championne du monde aux États-Unis. Idéal parcours que de réussir à rapidement être en mesure de vivre de son sport. Seulement pour Rouguy, ne pas faire d’études supérieures n’était pas envisageable.

Rouguy Diallo, photographiée par Laurie Top à Miramas

Inscrite à la SKEMA, école de commerce basée à Sophia Antipolis, en périphérie de Cannes, Rouguy suit des cours à distance depuis son baccalauréat. À 25 ans, elle obtiendra cette année son bachelor. Une étape clé dans son cursus supérieur, qui lui permet désormais de penser au master, qu’elle imagine dans le luxe ou les sciences politiques.

La résilience de Rouguy s’incarne dans ses études. Premièrement, ajouté à l’investissement humain, ce cursus universitaire a représenté un investissement financier personnel significatif. Concilier ses cours avec ses voyages successifs partout dans le monde. Réussir à contacter des professeurs pas toujours disponibles pour les élèves à distance. L’anxiété que peut provoquer une carrière sportive additionnée à celle liée aux études. Pour elle, ces études sont aussi un moyen de penser à l’après, à la vie parallèle. De réaliser que si le sport est prépondérant dans son quotidien, ses désirs et ses rêves eux se projettent au-delà d’une carrière sportive professionnelle.

Loin du sable

Achevés le 6 octobre 2019, les championnats du monde de Doha paraissent bien loin. C’est pourtant à cette occasion que Rouguy a sauté en compétition pour la dernière fois. Depuis, un stage à Cuba, les entrainements à l’INSEP, et un retour à la maison. Confinement oblige.

Rouguy Diallo, chez elle, dans le sud de la France

Pendant cette période trouble dans laquelle les athlètes de haut niveau doivent se réadapter à de nouvelles conditions et un entrainement chamboulé, Rouguy a trouvé sa routine. Pendant ses séances de vélo d’appartement qu’elle vient d’acheter, elle place un écran devant elle pour rendre cette routine un peu moins monotone. Dernière obsession : « The Last Dance ». Réalisé par ESPNThe Last Dance est une docu-série (disponible en France sur Netflix) focalisée sur la saison 1997-1998 des Chicago Bulls. La série retrace chronologiquement le parcours extraordinaire de Michael Jordan jusqu’à cette fameuse saison.

Fascinée (comment ne pas l’être ?) par la carrière et l’aura du plus grand joueur de l’histoire du basketball, elle s’emballe tout autant pour le caractère chimérique de Dennis Rodman, ailier fort extravagant de la grande époque des Chicago Bulls. « L’histoire du ‘repos’ à Las Vegas2 est hilarante. Je m’imagine dire quelque chose de similaire à Teddy, prétextant un besoin de souffler à Dubaï. Il me rirait au nez. »

Rouguy Diallo, chez elle, dans le sud de la France

De cette époque, on retient des affrontements titanesques entre les meilleurs joueurs du monde, une intensité stupéfiante, et des échanges verbaux enragés. L’évocation de cette spécialité américaine qu’est le trashtalk rappelle à Rouguy une anecdote racontée par ses entraineurs : « Teddy et Ivan [Pedroso]3 nous racontaient l’intimidation constante des athlètes américains pendant cette même époque. Ils pouvaient s’asseoir de chaque côté d’un athlète cubain par exemple, fixer son regard, et lui lancer des « je vais te botter le cul ». Selon elle, cette époque est aujourd’hui certainement révolue. « Personnellement, je ne l’ai jamais vécu », conclut-elle.

Attentive aux détails, elle s’attarde sur le style des basketteurs lorsqu’elle regarde The Last Dance où elle scrute les bibliothèques qui siègent à l’arrière-plan des vidéos confinées. C’est d’ailleurs sur Instagram que son œil pour les détails s’active le plus.

Architecture « instagrammée »

Une entrevue avec Rouguy permet de noter rapidement que la capacité d’adaptation est bien ancrée dans son champ de compétence. Initialement prévue à l’Atelier des Lumières, dans le 11ème arrondissement de Paris, pour assister à une exposition sur Vincent Van Gogh, l’impossibilité de rentrer sans réservation ouvre la possibilité pour le provincial que je suis d’être guidé dans un voyage initiatique parisien qui commencera par la traversée de la ligne 3. Arrivés rue Montorgueil, dans le 2ème arrondissement de Paris, l’absence de réservation n’est cette fois pas rédhibitoire. Nous nous assoirons face à face dans le fond exigu d’un restaurant hawaïen.

Immersion dans la pellicule de son téléphone, son moodboard

Partager un repas avec Rouguy Diallo procure l’agréable sensation qu’elle vous accorde toute son attention. En deux heures de conversation autour de nos poke bowl respectifs, elle n’a sorti son téléphone que deux fois. L’une de ses deux fois, elle le débloque, ouvre Instagram, navigue quelques pages pour finalement accéder à sa mine d’or. Sa collection « d’éléments enregistrés ». « J’y sauvegarde tous les trucs que j’aime vraiment », ajoute-t-elle avec un sourire qui trahit son enthousiasme. Elle choisit la collection « architecture ». De la page @restless.arch, elle s’émerveille de l’infini de maisons minimalistes aux tons crème teintées du bleu d’une piscine, ou de la verdure des plantes. C’est cet éventail d’inspirations qui complète la personnalité urbaine de Rouguy avec son héritage du sud.

Peu initiée au lexique architectural, elle l’améliore au fil des vidéos de la chaine YouTube d’Architectural Digest auxquelles elle est accro. Mais c’est avec des mots simples qu’elle explique ses préférences : « J’aime les grandes pièces avec des hauts plafonds. Jusqu’à avoir l’illusion d’être en extérieur à l’intérieur même de la maison. J’aime les pièces nourries de lumière naturelle. J’aime le minimalisme dans le sens où je n’apprécie peu les objets superflus, les éléments fouillis. »

De fil d’actualité en aiguille de couture

Rouguy incarne une nouvelle génération de femmes athlètes qui représentent un modèle pour leurs fans bien au-delà de leur sport. Précurseuses de cette nouvelle perception et de cette émancipation, les athlètes britanniques comme Dina Asher-Smith, Morgan Lake, Naomi Ogbeta ou Katarina Johnson-Thompson sont apparues dans la presse généraliste, les magazines féminins, et sont devenues de plus en plus visibles en dehors de la piste, à travers les réseaux sociaux notamment. Elles incarnent, à l’instar de Rouguy Diallo, des athlètes modernes et connectées, qui par leur curiosité et leur personnalité dépassent les frontières de leur sport.

En septembre 2018, l’athlétisme féminin avait été mis à l’honneur lors de la Fashion Week de Paris, à travers un défilé de la marque Off-White. Ce défilé avait vu plusieurs athlètes sponsorisées par Nike, à l’image de Rénelle Lamote, Vashti Cunningham ou Yeung Man Wai devenir mannequins d’un soir. Cette collaboration de la marque de Virgil Abloh avec Nike, Rouguy s’en souvient très bien. « Je me rappelle que je n’étais pas jalouse, mais j’étais très envieuse. »

Rouguy Diallo, photographiée à l’INSEP par Laurie Top

La mode, c’est son violon d’Ingres. S’attarder sur le style de ceux qu’elle observe est une manière pour elle de s’attarder sur leur personnalité. Elle aime dans le style ce côté humain. La réflexion derrière le choix d’un vêtement, d’un accessoire. L’évocation de cette réflexion rappelle à Rouguy son premier achat « coupable », comme elle le qualifie. En 2014, elle avait célébré son premier contrat signé avec Nike, son sponsor, par l’achat d’un sac à main Céline sur lequel elle lorgnait depuis un moment. « Je l’utilise encore aujourd’hui », précise-t-elle, jubilante.

Je suis attirée par ce qui est beau. Lorsque que je vois de belles choses, ça m’apaise.

Ce n’est pas par hasard qu’elle fut membre de la Fashion Police d’Instagram, aux côtés de ses amis athlètes Rénelle Lamote et Mame-Ibra Anne. C’est avec eux qu’elle peut parler « de vraies sapes ». Décrite par Mame-Ibra Anne, coureur de 400m de l’équipe de France, la Fashion Police est leur groupe de discussion, dans lequel sont échangés liens, publications, stories, et avis.

S’il n’est pas immédiatement remarqué, la simplicité du style de Rouguy n’en est pas moins remarquable. Cette sobriété lui permet une déroutante faculté d’adaptation. Shootée à l’INSEP par la photographe Laurie Top, c’est seulement quelques minutes avant de poser qu’elle réalise l’oubli de sa valise. Pas question d’annuler. Déçue quelques secondes avant d’être amusée de la situation, c’est grâce aux tenues empruntées à Wilhem Belocian, styliste d’un jour, qu’elle posera devant l’appareil.

« Elle n’en fait jamais trop. C’est un style simple, naturel… », analyse Mame. « L’athlétisme est un sport où les athlètes développent un certain ego, il y a une volonté omniprésente de plaire. Rouguy ne s’inscrit pas dans ce paradigme… », conclut-il.

Runnin’ through the 6

Discrète et réservée, Rouguy accepte malgré tout de parler de son grand amour. Toronto. Tombée amoureuse de la ville lors d’un voyage en 2018, elle s’y imagine vivre un jour depuis ce séjour platonique. Il n’est donc pas surprenant de voir Drake apparaitre à deux reprises dans la playlist que Rouguy a confectionné pour Éclectique. Mélancolique tout en étant rythmée, cette playlist permet de se plonger dans ses écouteurs, pendant une heure, et de découvrir son ambiance, ses inspirations.

Cette écoute reposée favorise la nostalgie autant que la projection. Quelque chose à laquelle Rouguy a déjà réfléchi : « Où me vois-je dans 10 ans ? Dans le monde du travail. Mère de famille, mariée. Je me vois totalement vivre à Toronto. Dans le centre. J’imagine mon appartement. Sur un étage, des grands plafonds, lumineux. Je me vois dans la vie active, être auto-entrepreneuse. »

À la question de savoir quand elle commencera à réfléchir pleinement à son après-carrière, sa réponse est laconique : « Après avoir atteint mon objectif le plus ambitieux, la médaille olympique ». Alors avant de penser à la CN Tower et au lac Ontario, c’est vers Tokyo que ses yeux sont rivés.


Pour s’immiscer encore plus dans l’intimité des personnalités interviewées sur le site, Éclectique présente ses playlists musicales. Portant le nom de leur créateur, ces playlists sont le fruit de leur sélection minutieuse. Elles représentent leur parcours, leur vision, leur quotidien. Leur vie, simplement.

Initialement intitulée « No Sense », Rouguy a sélectionné quinze titres qui lui correspondent, qu’elle écoute souvent dans les moments de sa vie. Cette sélection promeut des artistes européens, africains et américain. C’est l’association de tous ces titres avec la personnalité de son autrice qui donne lui donne finalement un sens.


  1. La Diamond League (ou Ligue de Diamant) est une compétition annuelle organisée en quatorze étapes internationales autour du monde, et regroupant les meilleurs athlètes du monde
  2. L’histoire détaille la demande de Rodman d’aller se ressourcer à Las Vegas pendant la saison, où il sortira quotidiennement en boîte de nuit, dans un contexte d’alcool et de drogues
  3. Ivan Pedroso, champion olympique cubain du saut en longueur à Sydney (2000) et nonuple champion du monde, entraine également Rouguy Diallo