Analyser l’activité de l’actualité sur les réseaux sociaux pour l’un des médias nationaux les plus suivis des États-Unis ressemble à un job idéal pour toute personne ayant comme objectif de travailler dans le monde des médias. Jusqu’au 4 juillet 2019, c’était le rôle qu’occupait Malia Griggs, alors directrice des Réseaux Sociaux au The Daily Beast1. Puis la réalité du job de rêve l’a rattrapé. Les manifestations suprémacistes. La tuerie de masse de Los Angeles. L’émancipation de la parole de femmes attouchées, sexuellement agressées. Jusqu’à ce que son job de rêve se transforme en rêves de fusils mitrailleurs et d’hommes pervers.
Avant d’être rattrapée par le cercle vicieux de l’actualité, Malia Griggs a travaillé pour le service digital de Comedy Central. Elle a écrit aussi, beaucoup. Sur elle, sur la vie, sur notre époque. Elle fut la vierge la plus célèbre à écrire dans le magazine féminin Cosmopolitan. Elle a, à travers ses expériences, écrit sur les relations amoureuses, sur le bien-être, sur l’épilepsie, ou sur la signification d’être métisse dans l’Amérique blanche de la Caroline du Sud.
Avec candeur, elle a expliqué les raisons derrière sa démission et a proposé des pistes pour ceux qui se reconnaitraient dans ces maux, à travers ses mots.
Pour Éclectique, Malia est revenue sur cette période, son parcours, mais aussi cette période d’incertitude qui a suivi et l’a amené jusqu’à aujourd’hui. Avec plus de légèreté, elle a parlé du journalisme américain, de son confinement, et de ce à quoi le futur pourrait ressembler.
Plus que jamais, son expérience nous est utile. Victime de sa surconsommation des réseaux sociaux, elle a vécu à l’avance ce que des milliers d’entre nous vont vivre, alors que ce confinement fait exploser nos temps d’écran.
Éclectique : Actualité faisant, comment se passe ce confinement à Brooklyn ?
Malia Griggs : C’est assez irréel. J’essaie de suivre l’actualité mondiale, et on dirait que tous les pays sont confinés sauf les États-Unis. Mes parents vivent dans le sud (en Caroline du Sud) et je ne peux pas les voir alors je suis forcément un peu nerveuse. Je recherchais des emplois mais je pense que tout le monde est dans l’expectative. Je suis malgré tout bien plus chanceuse que beaucoup de gens. C’est assez fou parce qu’il y a dix ans j’étudiais à Rome, et en prenant de leurs nouvelles je vois qu’ils sont tous confinés très strictement. Les entendre ressemble à ce que sera mon futur proche.
Comment cela se passe-t-il financièrement ?
Les États-Unis viennent, à travers le Sénat, de passer une loi permettant aux contribuables dont les revenus sont inférieurs à 75 000$/an de toucher une prime allant jusqu’à 1 200$. Je vais pouvoir la toucher, ce qui est bien, mais réellement je me repose sur me parents. C’est un peu embarrassant mais je pense que beaucoup de gens sont forcés de faire la même chose. Et vivre à New York rend les choses quasi-impossibles.
Et sur le plan politique ?
Politiquement, on reçoit des messages confus de notre président actuel. C’est très frustrant parce que ça ne fait qu’aggraver le problème2. Par exemple, il y a eu une grande frustration car il aurait pu faire passer une loi plus tôt forçant les entreprises américaines à produire des gants, des masques, ou du matériel médical. Le gouverneur de l’État de New York le pousse dans ce sens. Si nous comparions les pays à des personnes, alors les États-Unis seraient un adolescent.
Comment se passe une journée ordinaire chez toi pendant le confinement ?
Tout cela arrive à une période intéressante pour moi. J’ai démissionné en juillet dernier et j’ai passé pas mal de temps à me remettre de mon burnout. Une partie de ce rétablissement incluait juste de ne pas faire grand-chose parce que j’avais été constamment absorbée par l’actualité en plus de vivre à New York et de constamment voir du monde. Il y a quelques années, je suis devenue épileptique. Beaucoup de mon temps a été comblé en faisant des trucs que les gens font maintenant pendant leur confinement. J’ai peint, cuisiné, et j’ai pris des nouvelles de beaucoup d’amis avec qui je n’avais pas parlé depuis un moment. C’est à la fois une bonne chose tant cela nous pousse à adopter une réflexion plus large mais c’est aussi un peu oppressant car tout d’un coup les entreprises se muent sur internet, et tout est en vidéo.
Avant de rejoindre The Daily Beast, tu as aussi travaillé à Comedy Central pour plusieurs émissions, peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?
J’ai travaillé pour le service digital de Comedy Central, où j’ai spécifiquement travaillé pour certaines émissions (The Colbert Report, The Daily Show with Jon Stewart et @midnight avec Chris Hardwick). Comedy Central a énormément d’émissions différentes mais leurs principaux sont leurs late-night shows satiriques. À l’époque, les réseaux sociaux n’avaient pas encore totalement été intégrés dans les émissions TV. L’aspect « réseaux sociaux » était séparé de l’émission.
Je travaillais sur leurs comptes Facebook et Instagram. Quand The Colbert Report s’est arrêté, l’émission a été remplacée par The Nightly Show with Larry Wilmore, et à cause de problèmes de communication entre les services, j’ai travaillé sur le plateau. Je travaillais avec leur équipe dédiée au numérique. C’était nouveau d’avoir ce type de service qui créer des contenus pour le web, alors que c’est aujourd’hui assez commun. Aujourd’hui, Jimmy Fallon fait du contenu pour les réseaux sociaux uniquement. Regardez les Tik Toks avec les stars du Saturday Night Live.
Ce qui est aussi intéressant ce que lorsqu’on regarde John Oliver et son émission, beaucoup de ses rédacteurs et ses équipes sont de vrais journalistes. C’est l’état actuel des émissions de news satiriques où c’est quasiment du journalisme. C’est beaucoup plus flou. De plus en plus de journalistes ont des profils Twitter amusants, ils interviennent ou animent des podcasts. Certains écrivent pour des émissions TV pendant qu’ils écrivent des leurs opinions dans le journal à travers des op-eds3. Entre New York et Los Angeles, il y a beaucoup de croisements entre les médias et l’industrie du film.
Tu étais directrice des réseaux sociaux à The Daily Beast, et tu as ensuite démissionné à cause d’un burnout intimement lié à ton travail. Comment gères-tu ton utilisation des réseaux sociaux aujourd’hui ?
Peu avant ma démission, je savais que dès lors que ce serait fini, j’aurais envie de tout éteindre. Je me disais : « Les autres peuvent faire des pauses des réseaux sociaux mais pour moi c’est impossible ». Certains de mes amis n’ont ni Facebook, ni Twitter mais moi je suis obligée. Je n’aime pas particulièrement Twitter. La seule fois où j’ai bien aimé Twitter était pendant les Oscars, en lisant les tweets sur la cérémonie. Les événements en direct valent le coup de participer. Autrement, c’est un brouhaha. C’est juste une masse de gens qui se crient dessus ! Quand j’étais au travail, j’allais sur Twitter parce que j’en avais besoin mais sinon, je ne regardais jamais l’application.
J’ai passé pas mal de temps sur Facebook quand j’étais plus jeune parce que j’y trouvais plus une communauté. Mais pendant les élections4, ça a atteint un niveau inquiétant. Trop d’opinions, d’émotions, et je pouvais sentir les États-Unis partir en vrille. Aujourd’hui je ressens un peu ça avec Instagram et Twitter.
Sur Instagram ?
Instagram est difficile pour moi. Je l’aime bien et je le trouve nocif en même temps. Ce qui représente la relation compliquée que j’ai avec les réseaux sociaux. Je pense qu’ils peuvent être un merveilleux outil de connexion, mais je vois aussi leur impact négatif. On voit ces impacts sur la santé physique et mentale, sur le sommeil, la mémoire, certaines personnes peuvent développer le syndrome du canal carpien5, et je pense que ce n’est pas viable.
Actuellement, nous sommes tous sur Instagram à poster « SAUVONS les infirmières » et « faites des dons » pendant qu’on poste aussi « Salut, regardez c’est le pain que je suis en train de faire pendant le confinement ». En ce moment, les réseaux sociaux ressemblent à quelque chose qui nous réunit, mais on peut vraiment être seul même en étant avec d’autres personnes. Et je pense que c’est une période qui fera réaliser aux gens : « Je dois penser à ma santé mentale », « Je dois faire quelque chose où je ne suis pas en train de penser à l’actualité ». J’espère que nous pourrons utiliser les réseaux sociaux et les outils que nous avons pour se connecter entre nous avec plus de sens mais aussi restreindre les habitudes qui nous impactent négativement.
On a l’impression que ce que beaucoup de gens pourraient vivre avec la surconsommation actuelle des réseaux sociaux est ce que tu as vécu il y a un peu moins d’un an ?
C’est plus dur que ce qu’on pense. Quand j’ai démissionné l’année dernière, les gens pensaient : « Oh c’est génial, tu vas pouvoir aller en vacances ». Je répondais : « Non ! Fondamentalement, je vais en arrêt maladie ». Aux États-Unis, tu n’as pas trop la place pour ce genre de choses ». J’ai pris un arrêt pendant deux à trois semaines. Mais ce n’était pas assez. C’est un processus continuel de pouvoir dire : « Ce n’est pas grave de ne pas être sorti aujourd’hui ou d’avoir regardé des séries toute la journée », peu importe les choses pour lesquelles on se sent coupable. On doit pouvoir travailler à accepter cela. Et essayer d’en tirer les bénéficies psychologiques.
Comment limites-tu ton utilisation des réseaux ?
J’ai mis des limites d’applications que j’essaye de respecter un peu plus. C’est par exemple 45 minutes/jour sur Instagram, mais je l’ignore très souvent. Je check Facebook occasionnellement et je ne fais jamais rien dessus. J’y suis principalement pour les groupes.
L’un de tes amis a ironiquement baptisé ton dernier jour au travail « Malia Freedom Day »6. T’es-tu réellement sentie libre ?
[Réfléchit une dizaine de secondes] Hmm, oui et non… Je me sens libre de passer à autre chose mais je ne me sens pas libre en général. Je n’étais pas libérée de mon épuisement et de mes angoisses. J’étais libérée du travail. J’étais toujours en contact avec d’anciens collègues. Ne pas savoir ce vers quoi tu transitionnes te fait paniquer. L’inconnu est vraiment flippant. Les personnes dans les médias sont intrinsèquement anxieuses, alors je sais que je ne suis pas seule. J’ai galéré avec cela mais j’ai aujourd’hui accepté que le nouveau « normal » est un changement constant et je vais continuer à avancer.
Peux-tu m’en dire plus sur le processus d’écriture de cet article à propos de ton départ ?
L’article était quelque chose que je voulais faire depuis un moment. Il m’a fallu un moment pour me sentir prête à l’écrire. Certains articles marinent un temps et s’écrivent naturellement, d’autres sont plus difficiles. Celui-là était comme si j’avais atteint un état où je me sentais assez libre pour l’écrire. L’écrire et être capable d’en parler et avoir des gens qui m’en parlent et qui me racontent leurs expériences similaires me donne un sentiment de validation.
Comment les gens t’en ont-ils parlé ?
Les gens m’ont envoyé des mails ou des DMs sur Instagram ou Facebook. Cela est arrivé après avoir écrit des articles plus anciens sur les relations amoureuses où des gens me contactaient déjà. J’ai écrit sur la virginité quand j’étais plus jeune et beaucoup de jeunes femmes me contactaient pour parler de leurs préoccupations. Pour cet article, des gens m’ont raconté leurs histoires au travail. Beaucoup d’entre elles étaient pires que ce que j’ai vécu. L’une d’entre elles disait : « Je pense que je vais quitter mon job grâce à ton article », et le lendemain : « J’ai démissionné ! Merci beaucoup ! ». Je voulais répondre : « Attends, attends, attends ! ». Réfléchis-y peut-être une semaine.
Pourrais-tu postuler pour une position similaire, en l’abordant différemment ? Ou était-ce un signal d’alarme ?
Je pense que c’est un vrai challenge pour moi, maintenant que je dois postuler. Quand j’étais plus jeune dans ma carrière, et que j’allais de job en job, je le faisais parce que j’étais inquiète de ne pas avoir de job du tout. Cette fois, en ayant l’expérience de diriger une équipe, et une meilleure compréhension de ce que le job requiert vraiment, je postule de façon plus sélective. Si je peux l’aborder différemment cette fois avec plus de limites, cela pourrait être plus agréable.
Quels sont les enjeux de travailler dans les réseaux sociaux ?
Avec les gens qui travaillent dans les réseaux sociaux, il y a ceux qui postent beaucoup car ils veulent devenir des personnalités, avoir des followers. Et les autres qui n’ont simplement pas le temps. Tu as aussi besoin d’un mélange entre des jeunes et des personnes plus expérimentées. Les réseaux sociaux semblent être la chasse gardée des jeunes à bien des égards. Les entreprises vont employer des jeunes car ils sont plus calés sur les plateformes. Mais les ainés ont plus d’expérience avec les changements du secteur. Facebook était immense et maintenant plus tellement. BuzzFeed a été important et désormais plus autant. Tu pouvais penser que bosser dans certains médias était le truc le plus cool, mais aujourd’hui tout évolue si vite, et les gens avec plus d’expériences savent passer l’orage car ils l’ont déjà vécu.
À quel degré peut-on considérer que New York, ainsi que le secteur des médias ultra-compétitif, sont des facteurs causant le burnout de beaucoup ?
Lorsque j’ai quitté mon travail, j’ai ressenti la pression à cause de certaines personnes qui me disaient : « Oh puisque tu as quitté ton travail, tu pourrais en écrire un livre ». L’essence de New York est d’écrire un livre ou lancer un podcast sur absolument tout. L’une des particularités de New York est aussi que tout le monde éprouve le syndrome de l’imposteur. Et même avec des amis tu te dis : « Oh, elle écrit cet article pour le New York Times et tout ».
Comme dirait ma psy : « Qu’est-ce qui est suffisant ? »
Quelle est la suite pour toi, Malia Griggs ?
Je ne sais pas, je bosse sur quelques projets. Je dirige un groupe de femmes appelé Wonder Women Project à New York dans lequel des femmes viennent et parlent de sujets comme l’argent, la cuisine, le sexe, la santé mentale.
J’ai une meilleure compréhension de moi-même, et ça va m’aider à prendre des meilleures décisions désormais.
Cette interview a été modifiée et condensée.
- Suivi par 1,2 millions de personnes sur Twitter
- À la réalisation de cette interview, aucune mesure majeure n’avait été prise ni par Donald Trump, président des États-Unis, ni par Andrew Cuomo, gouverneur de l’État de New York
- L’op-ed est un article de journal, qui au contraire de l’éditorial, est signé par un auteur extérieur à la rédaction du journal
- L’élection présidentielle américaine de 2016
- Le syndrome du canal carpien est lié à la souffrance du nerf médian au niveau du poignet, il peut être notamment provoquer par l’utilisation des téléphones ou d’un clavier d’ordinateur.
- Elle est partie le 4 juillet, jour de l’Indépendance Américaine