Au revoir, Deadspin

Illustration - Éclectique

Le monde cynique, sournois et sordide des médias américains est merveilleusement illustré dans la série TV HBO « Succession ». La fiction souvent s’inspire de la réalité. Il n’est pas certain que Jesse Armstrong ait lui-même pu imaginer ce qu’il s’est passé la semaine dernière à Deadspin. D’un ordre de la direction aux journalistes de Deadspin à la mort cérébrale de ce même média, seuls quelques jours se sont écoulés.

Deadspin est mort, que va-t-il advenir de Deadspin ?

Gawker Media

Fondé en 2005 par Gawker Media, Deadspin fut l’un des blogs de sport les plus populaires des années 2000. Autour de son rédacteur en chef et fondateur Will Leitch, Deadspin analyse et commente à ses débuts les actualités du sport américain. Son approche éditoriale originale et provocatrice en fera au fil des années l’un des médias de sports les plus suivis des États-Unis. Il rassemblera autour de lui presque autant d’admirateurs que de détracteurs.

En 2013, le média avait révélé la fausse histoire de la mort de la compagne du joueur de football américain Manti Te’o. Admirés pour cette enquête journalistique de qualité, le média s’est plus souvent distingué par des communications bien plus controversées. En 2013 déjà, Deadspin avait directement interpellé Donald Trump qui venait de féliciter les journalistes à l’origine de l’enquête. Quelques années plus tard, questionnant la capacité du sénateur républicain Ted Cruz à jouer au basketball, l’intéressé avait répondu en postant sur Twitter une photo de la jeune star de Duke Grayson Allen (à qui il ressemble).

Deadspin avait alors répondu à ce tweet en invitant Ted Cruz à « manger de la merde ». En 2017, après l’annonce du cancer du sénateur américain John McCain, le journaliste Alex Pareene avait publié un article intitulé : « Je ne veux plus entendre un putain de mot à propos de John McCain à moins qu’il meurt ou qu’il ne fasse quelque chose d’utile pour une fois. » L’article fut visité plus de 700 000 fois.

À travers les années, Deadspin a plusieurs fois changé de propriétaire. Gawker Media a dû déclarer faillite en 2016 à la suite du procès à son encontre initié par l’ancien catcheur et célébrité Hulk Hogan. Racheté par Univision Communications, l’ensemble des sites du groupe furent déplacé vers Gizmodo Media Group, à l’exception du site Gawker.com, définitivement stoppé. Les derniers articles du site, toujours en ligne aujourd’hui, décrivent avec sincérité cette période de crise. Les sites furent ensuite rachetés en avril 2019 par Great Hill Partners, et dirigés par une nouvelle entité : G/O Media.

Les journalistes de la rédaction de Deadspin dans leurs bureaux de Manhattan.
Les journalistes de la rédaction de Deadspin dans leurs bureaux de Manhattan en novembre 2018 (Photo par John Taggart pour le Washington Post).

Le départ de Megan Greenwell

En août dernier, la rédactrice en chef de Deadspin Megan Greenwell annonçait son départ du site. « On m’a répétitivement menti et déstabilisé », disait-elle en expliquant l’impossibilité de continuer à travailler sous la direction de G/O Media.

À cette époque, plusieurs articles faisaient état de la tension entre des membres importants des rédactions de Gizmodo Media et leur nouvelle direction.

Megan Greenwell, ancienne rédactrice en chef de Deadspin, partie depuis au magazine Wired.
Megan Greenwell, ancienne rédactrice en chef de Deadspin, désormais au magazine Wired, le 1er novembre 2018. (Photo par John Taggart pour le Washington Post)

Greenwell expliquait que G/O Media ne lui garantissait pas la liberté éditoriale des journalistes de Deadspin. Et que la firme avait indiqué à Deadspin de ne s’en « tenir qu’au sport ». Le départ précipité de Megan Greenwell aurait également été causé par le mécontentement de G/O Media vis-à-vis d’un article publié sur Deadspin par Laura Wagner, expliquant en détails le fonctionnement de la société dirigée par Jim Spanfeller.

Quelques jours plus tard, Megan Greenwell a rejoint le magazine du groupe Condé Nast Wired au poste d’éditrice.

L’implosion de Deadspin

Au début de la semaine dernière, dans une lettre interne destinée aux journalistes de Deadspin, le directeur éditorial de G/O Media Paul Maidment avait encouragé ses employés à « s’abstenir des histoires qui n’ont pas un lien direct avec le sport ».

À travers Maidment, G/O Media (également propriétaire des sites Jezebel, Gizmodo ou Lifehacker) demandait aux membres de Deadspin de « laisser » les articles non liés au sport aux autres sites du groupe.

« Créer tant de grand journalisme sportif requiert la concentration à 100% de nos effectifs sur le sport. Et ce sera le focus unique. » a déclaré Maidment dans un communiqué.

Récemment, les tensions entre le staff éditorial de Deadspin et G/O Media ont été symbolisées par la publicité. G/O Media a décroché un contrat publicitaire lucratif mais extrêmement désagréable pour les utilisateurs du site qui se retrouvaient submergés par des vidéos lancées automatiquement. Après s’être excusés auprès des lecteurs, les journalistes du site ont invité les utilisateurs mécontents à écrire directement auprès de la direction à l’initiative de cette campagne publicitaire. Après le retrait des posts sur le site invitant les visiteurs du site à laisser un feedback, le syndicat des journalistes de G/O Media (d’ailleurs appelé Gizmodo Media Group Union) s’est indigné sur Twitter de la décision de leur direction.

L’ADN de Deadspin est naturellement la couverture du monde sportif, MAIS aussi la couverture de la politique ou du monde médiatique. Certains articles sur la politique font partie des plus lus de tout le site.

La démission de l’ancienne rédactrice-en-chef du site Megan Greenwell était l’un des premiers exemples d’une lutte interne entre les ordres de la direction et l’indépendance de la rédaction.

Peu après le mail interne reçus indiquant aux employés de la rédaction de s’en tenir au sport, les journalistes ont répondu. Il y a eu l’article de Tom Ley : « Trois bons chiens que j’ai croisés ». Provocation directe à cette nouvelle ligne éditoriale. La provocation n’a pas été du goût de la direction de G/O Media, qui a licencié dans la foulée le rédacteur en chef du site par intérim Barry Petchesky.

Ce licenciement a entrainé un tremblement de terre colossal dans les coulisses du site internet. L’effectif entier de près de vingt rédacteurs et éditeurs ont dans la foulée annoncé leur démission à la direction. La démission de l’entièreté de la rédaction fut confirmée par l’ancienne rédactrice en chef Megan Greenwell. « Avec cela, c’est fini. Deadspin n’emploie dorénavant plus aucun rédacteur ou éditeur. Je suis dégoutée mais immensément fière de ce groupe de personnes. Deadspin était un bon site. »

Les messages de soutien à la suite des démissions en masse avaient des airs d’éloges funèbres.

Certains ont loué les qualités des journalistes sur le départ. D’autres ont réaffirmé le besoin d’avoir un site comme Deadspin dans le paysage médiatique américain. Jon Bois, journaliste à SB Nation a insisté sur ce que représentait le déclin de Deadspin : « Je pense qu’il va se passer plusieurs semaines ou mois avant que nous tous lecteurs comprenons réellement ce que nous perdons ici. »

Les déboires de Deadspin ont même pris une tournure politique, sur fond de soutien à une presse libre. Les candidats démocrates Cory Booker et Bernie Sanders ont tous deux affirmé leur soutien aux journalistes du syndicat GMG.

Quand tous les employés de Deadspin avaient déjà remis leur démission, l’une d’entre elles est restée un peu plus longtemps pour dire au revoir. Les derniers posts de Diana Moskovitz ont illustré les adieux qu’elle voulait faire à ses lecteurs. Elle a d’abord classé les blogs de sport, expliqué si oui ou non Deadspin était un bon site, a remercié les lecteurs du site. Dans un article appelé « Transactions, Nov. 1 », elle explique qu’elle est la dernière éditrice avec accès au système interne de Deadspin.

Article de remerciements aux lecteurs par Diana Moskovitz, le vendredi 1er novembre 2019. (Capture d’écran – Deadspin)

Vendredi, Deadspin a publié son premier article post-implosion. Signé d’Alan Goldsher, l’article fut publié en début d’après-midi. Goldsher fut immédiatement qualifié de brebis galeuse sur internet. À peine une heure après la publication de l’article, il annonçait qu’il ne retravaillerait plus avec G/O Media.

G/O Media a déclaré à travers un porte-parole qu’ils « étaient à la recherche active d’un nouvel effectif ». Le site continuera de fonctionner sous la politique du « sport uniquement ». Deadspin publie depuis vendredi des articles à succès des années précédentes et des articles signés « Deadspin Staff ».

Vendredi 1er Novembre, à 13h07 (heure de New York), le dernier article du « vrai » Deadspin fut publié.

Intitulé “Deadspin Up All Night: Spanish Flea”. Signé de Diana Moskovitz.

Un article d’une ligne : « Merci de votre soutien à Deadspin. Deadspin est mort, vive Deadspin. »