Ce mercredi 4 septembre, le plus grand média de sport américain ESPN a publié l’édition annuelle de leur magazine éponyme « The Body Issue », dédiée aux corps nus et intimes d’athlètes du monde entier. Cette édition mythique marque aussi la dernière édition imprimée de ce magazine historique, publié pour la première il y a 21 ans, le 11 mars 1998.
Lancé pour directement concurrencer (ou tuer) le légendaire magazine Sports Illustrated, qui existe depuis 1964 et qui depuis monopolisait l’industrie du magazine sportif, la rédaction d’ESPN à travers les années cherchait des angles originaux, interviewé des milliers de personnalités du sport, à la conquête d’une nouvelle audience, différente de celle fidèle à la chaine câblée.
Culturellement, le magazine d’ESPN représentait une vision différente de leur couverture sportive traditionnelle. Premièrement, leur bureau se trouvait à New York, et non à Bristol dans le Connecticut, où se trouve tous les autres départements du géant américain. Quand l’image d’ESPN était principalement définit par la couverture locale de tous les sports majeurs américains, de leurs émissions de radio, des résumés de matchs et des moments-forts diffusés dans l’iconique émission « SportsCenter », la version magazine offrait une vision plus ouverte, plus artistique. Baigné dans un monde plus urbain où les magazines règnent, les shootings photo voyaient les athlètes poser différemment, s’habiller différemment, faisaient ressortir une image plus profonde de leur personnalité, et les interviews de ces athlètes plongeaient dans leur intimité, dans leur histoire personnelle, et souvent, les faisaient passer de sportif respecté à superstar populaire. Ces articles, plus longs et plus profonds que les articles quotidiens parus sur le site internet d’ESPN, ont reçus à de nombreuses reprises diverses récompenses journalistiques. L’objectif aussi, alors que Sports Illustrated représentait le magazine des pères « old school » était par cette ligne éditoriale, et par la volonté de faire de ce magazine un objet au design fin, d’attirer un public plus jeune. Pour cela, les années 2000 et l’absence, mis à part le pionnier Sports Illustrated d’une réelle concurrence dans le journaliste magazine sportif, ont permis à ESPN une expansion colossale.
Son directeur, John Skipper, nommé en 1997 à la tête du magazine d’ESPN, était un ancien du magazine Rolling Stone, mensuel historique sur la culture populaire fondé en 1967 à San Francisco. Sous sa direction, ESPN The Magazine a connu une croissance considérable, jusqu’à propulser Skipper lui-même à la vice-présidence des contenus du média en 2005, avant de devenir, le 1erjanvier 2012, le président d’ESPN. À la fin de l’année 2017, suite à une lutte personnelle contre l’abus de substances illicites, John Skipper a annoncé sa démission de la tête d’ESPN (il avait expliqué son départ par une tentative d’extorsion sur un achat de cocaïne), applaudi par de nombreux confrères et employés pour son travail au sein de l’entreprise de Bristol (il a depuis pris la tête de DAZN Group, service de streaming spécialisé dans le sport).
S’il est difficile d’évaluer l’héritage laissé par Skipper au magazine d’ESPN, ses autres faits d’armes pour lesquels il s’est forgé une réputation comme son implication dans les projets ambitieux de FiveThirtyEight1, The Undefeated2, Grantland3, ou encore 30 for 304. Son empreinte sur l’ensemble d’ESPN laisse présager qu’il ait ouvert la voie au département new-yorkais du magazine.
Le magazine, justement, a été d’autant plus marquant lors de cette dernière décennie. Né du génie créatif de Gary Belsky, rédacteur en chef du magazine de 2007 à 2011, The Body Issue, publication annuelle dédiée aux corps des athlètes, a complétement révolutionné le monde culturel et artistique du journalisme sportif. Si la première mission du magazine d’ESPN était de concurrencer Sports Illustrated, alors il fallait le concurrencer en tous points. Depuis le 20 janvier 1964, le magazine américain Sports Illustrated créé dix ans plus tôt aux États-Unis publie son annuelle édition du « Swimsuit Issue », comprenez « l’édition du maillot de bain ». Créée sous la direction de Marc-André Laguerre pour compenser le creux d’actualité de la saison hivernale, cette édition a vu se succéder les plus belles femmes du monde, de Naomi Campbell à Heidi Klum en passant par Cindy Crawford ou Tyra Banks, photographiée en maillot de bain. Plus tard apparaitront des sportives comme Steffi Graff (1997), Serena Williams (2003), Danica Patrick (2009), Skylar Diggins (2014) ou Simone Biles (2017).
En octobre 2009, pour concurrencer cette édition aussi mythique qu’historique, la rédaction d’ESPN The Magazine sous la direction de Belsky adopte une approche totalement différente. Sans avoir à débaucher les plus beaux mannequins du monde, The Body Issue est exclusivement consacré aux athlètes. Tous les athlètes. ESPN fait ainsi appel à des femmes mais aussi à des hommes, sans imposer de standard ni d’âge, ni de corpulence.
Né pour « célébrer le pouvoir de la forme athlétique », The Body Issue a évolué en dix années et onze éditions en une collection d’images de caractère, puissantes et profondes, au service d’une histoire personnelle d’un homme ou d’une femme publique. Ces corps puissants et élégants ont également révélé certaines marques, cicatrices ou insécurités.
Obtenir la participation de Serena Williams pour cette première édition fut un autre coup de génie. En obtenant l’accord de l’une des plus grandes personnalités du sport mondial de photographier son intimité avec candeur, de diffuser l’expression pure de son corps, ESPN affirmait son positionnement de véritable pionnier. Si Serena peut le faire, alors tout le monde peut.
En onze ans, plus de 200 athlètes ont accepté de montrer leurs corps nus aux objectifs de photographes renommés, du décathlonien Ashton Eaton à la basketteuse Candace Parker, de la footballeuse Abby Wambach au tennisman Stan Wawrinka, du combattant Conor McGregor à la joueuse de softball A.J. Andrews, et tant d’autres athlètes de tous sports et de toute nationalité.
En 2009, la même année que celle qui a vu The Body Issue voir le jour, ESPN lanceespnW, nouveau site qui a pour mission « d’informer et d’inspirer les femmes athlètes et fans ». Parmi les personnes à l’origine de espnW, Alison Overholt a particulièrement marqué le magazine de son empreinte. Arrivée à ESPN The Magazine en 2004 comme éditrice générale, où elle gérait l’organisation d’articles et de contenus d’une double-page, Overholt a rapidement fait ses preuves, remarquée quelques temps après par son rédacteur en chef de l’époque Gary Belsky, qui lui avait un jour dit : « Pour un magazine de jeunes hommes, nous avons un nombre disproportionné d’articles sur des femmes athlètes parce que tu argumentes mieux que personne lorsque tu proposes un article. » En 2010, alors que sa mère et malade et qu’elle vient d’avoir un enfant, elle décide de quitter ESPN. Consultante dans le digital pendant plusieurs années, Overholt réentend parler d’ESPN en 2013 lors d’une conversation avec son ancienne collègue Laura Gentile, à la question de savoir si elle envisagerait un retour dans l’entreprise au sein de espnW, elle répond : « sans aucun doute ». « Ça tombe bien, on cherche une rédactrice en chef », lui répondit alors Gentile.
De retour en 2014, elle passe deux ans à la tête de la rédaction, avant de se voir proposée, en 2016, le poste de rédactrice en chef d’ESPN The Magazine, un poste très rarement proposé à une femme, encore plus rarement dans l’industrie du journalisme sportif. Fidèle au style journalistique magazine qui privilégie des articles longs et recherchés, Overholt a depuis sa prise de poste organisé la publication de nombreuses éditions marquantes du magazine, comme l’édition consacrée « à la situation des athlètes noirs » aujourd’hui (février 2018), sur les 100 athlètes les plus connus du monde (désormais publié chaque année), sur les investissements économiques de Kevin Durant dans différentes entreprises, et l’évolution de plus en plus de sportifs qui mènent aujourd’hui de nombreux projets économiques, mais également à travers des portraits de la gymnaste Simone Biles, de la snowboardeuse Chloe Kim, ou de la tenniswoman Naomi Osaka.
Depuis le départ de John Skipper et l’arrivée à la tête d’ESPN de Jimmy Pitaro, l’entreprise fondée en septembre 1979 par Bill Rasmussen, son fils Scott et Ed Egan a vécu des changements marquants. Kate Fagan, rédactrice, animatrice et figure de la chaine, qui a notamment écrit de nombreuses interviews en une du magazine, a annoncé qu’elle quittait ESPN à la fin de l’année 2019. Interrogée par le Washington Postsur les raison qui ont précipité son départ, Fagan expliquait avoir voulu aborder des sujets plus profonds sur le sport féminin, sur la santé mentale, ou sur les personnes LGBT, ce qui ne correspondait pas à la vision actuelle de la direction d’ESPN. Engagée par ESPN en 2011 pour écrire régulièrement sur espnW, elle avait ensuite écrit dans le magazine sur des sujets comme sur la sexualité, l’intimité et la vie de la basketteuse Brittney Griner, ou sur Madison Holleran, jeune athlète prometteuse de l’Université de Pennsylvanie, qui s’est suicidée à seulement 19 ans.
Jemele Hill, autre figure emblématique de la chaine, a également quitté le navire récemment. À 42 ans, Hill a gravi depuis son arrivée en 2006 chaque étape de rédactrice en ligne, à animatrice de podcast jusqu’à devenir chroniqueuse sur l’emblématique « SportsCenter ». En septembre 2017, la popularité de Hill a explosé lorsqu’elle s’en est prise directement au président des États-Unis Donald Trump dans une série de tweets, le qualifiant de « suprémaciste blanc ». Alors que Hill défendait courageusement ses propos face à la critique, ESPN s’est empressé de publier un communiqué dans lequel l’entreprise se désolidarisait des propos tenus par son employée. Dans la foulée, Trump critiquait la chaine et réclamait des excuses. Sarah Sanders, alors porte-parole de la Maison Blanche, qualifiait elle ces propos « d’une offense qui doit entrainer un licenciement ». Un mois plus tard, Jemele Hill a été suspendue deux semaines après avoir appelé au boycott de le franchise texane des Dallas Cowboys, suite aux propos de leur propriétaire Jerry Jones qui voulait suspendre chaque joueur qui « manquerait de respect au drapeau américain ». En février 2018, Hill a quitté « SportsCenter » pour écrire sur The Undefeated, toujours sur le site, sur les problèmes raciaux dans le sport. En octobre 2018, elle a définitivement quitté ESPN pour le sérieux journal américain The Atlantic.
Enfin, ESPN a connu le départ discret mais incroyablement significatif de Bob Ley, d’abord parti pour un congé sabbatique dont il n’avait pas précisé la durée, avant d’annoncer le 26 juin dernier son départ définitif de la chaine. Bob Ley, 64 ans, avait rejoint ESPN en 1979 seulement trois jours après sa création. Il a pour la chaine américaine couvert tous les évènements sportifs possible dans son pays et autour du monde. Admiré de tous les journalistes sportifs des États-Unis et d’ailleurs, il était qualifié par le journaliste notable du média Chris Berman comme « la conscience » d’ESPN.
Sous l’impulsion du président-directeur général de Disney Robert Iger (propriétaire d’ESPN) et de Jimmy Pitaro, ESPN a inculqué à ses employés la volonté de s’éloigner des positions politiques, dans un contexte où le sport et la politique américaine sont plus que jamais liés. « Je ne pense pas que nous soyons une organisation politique », justifiait Pitaro. Face aux évènements majeurs de la société américaine comme les violences policières, le racisme, et les tueries de masse, de nombreux journalistes, dans divers médias, comme Hill lorsqu’elle était à ESPN, se sont exprimés contre la politique menée par Donald Trump. Pitaro, au-delà d’instaurer une règle de « non-politique » pour les employés à l’antenne, avait assuré en mai 2018 que « les données nous disent que nos fans ne veulent pas que l’on parle de politique ».
En juillet dernier, Dan Le Batard, l’un des animateurs les plus connus de la chaine, avait surpris son audience en s’exprimant quelques minutes sur le président américain actuel. La veille, à l’occasion d’un meeting du président américain organisé à Greenville en Caroline du Nord, Trump s’en était pris à Ilhan Omar (membre du Congrès et musulmane), suggérant qu’elle n’aimait pas les États-Unis et encourageant des chants de la foule qui scandait « Send her back », « renvoyez-là dans son pays ».À la radio, le lendemain, Dan Le Batard avait choisi de parler de politique : « Il y a une division raciale dans ce pays initiée par le Président, et nous ici à ESPN, n’avons pas eu le courage pour ce combat. […] Nous ne parlons pas de ce qu’il se passe à moins qu’il y ait un angle faible, lâche lié au sport que nous pouvons exploiter. » – un coup direct à la règle de Pitaro.
Si les « données » ont motivé la décision de Pitaro d’instaurer cette règle d’interdiction de parler de politique, il semble que les mêmes données guide chacun des pas de Pitaro dans cette nouvelle ère d’ESPN. En abandonnant un magazine moins rentable qu’à ses heures de gloire, la direction d’ESPN va dans le sens du fonctionnement actuel des médias modernes, dans lesquels les modes de distributions comme l’impression sont abandonnés, au profit d’un investissement pour une diffusion digitale qui dégage plus de profits. Depuis 2011, ESPN a perdu 15 millions d’abonnés, en en comptant un peu moins de 85 millions aujourd’hui contre 100 millions il y a 8 ans. La direction s’est dévouée à développer le nouveau service de streaming ESPN+ autour de nombreux sports (baseball, football, tennis, sports de combat, etc.), un pari sur le long terme.
Malgré que le magazine ait déjà subi de nombreuses réductions d’effectif, et un rythme de production autrefois de 26 publications par an, passé à 12, avant de disparaitre aujourd’hui, il ne fait aucun doute que la rédaction du magazine survivra à ce changement majeur dans l’histoire du média. Le style des long-formats, des enquêtes, des profils riches, des portraits intimes et des photographies iconiques, tant apprécié par John Skipper, continuera certainement à être mis en valeur sur le site espn.com, à travers des mises en page digitales audacieuses, des infographies, des shootings photos brillants, et le talent éternel de tant de journalistes de la rédaction d’ESPN The Magazine.
Dans un communiqué de presse annonçant la publication de cette 11èmeédition du Body Issue, Alison Overholt, vice-présidente, directrice éditoriale et productrice exécutive d’ESPN, regrette la toute dernière production physique du magazine, et met en valeur toutes les étapes franchies par le magazine, de l’édition du Body Issue à l’édition Heroes, et tant d’autres projets. Elle assure que ces portraits et articles continueront d’exister sur le site internet et au sein d’une nouvelle section du site, appelée « ESPN Cover Story », qui débutera en octobre prochain. L’entrée dans une nouvelle ère pour le média historique qui fête ses 40 ans le 7 septembre 2019 s’accompagne de ces changements drastiques dont l’avenir nous dira s’ils auront été opportuns.
Présenté différemment, consommé différent, sans payer son kiosquier mais directement par abonnement, sans répit pour les yeux qui dévoreront toujours plus de contenus sur écran, sans la possibilité de se transmettre le magazine, de l’encadrer même parfois, ESPN The Magazine continuera grâce au talent de ses journalistes et à la vision avant-gardiste de sa rédactrice en chef d’exister dans le paysage médiatique américain. Si la presse magazine papier subit depuis plusieurs années une crise sans précédent, précipitée par l’explosion des supports numériques et des contenus digitaux, le magazine papier d’ESPN s’ajoute à la liste des victimes. La grande majorité des fans continueront de leur rester fidèle, sur ordinateur, tablette ou téléphone.
Les nostalgiques eux, contempleront leur bibliothèque de magazines, toucheront le papier, tourneront les pages abîmées, et comme beaucoup d’autres choses dans la vie, se souviendront de cette époque révolue où les magazines constituaient un objet d’art. Malgré tout, pour ces nostalgiques, les journalistes de sport et tous ceux qui les lisent, ESPN The Magazine existera toujours.
- Site sur les sondages d’opinions, les statistiques, la politique et le sport, lancé en 2008 (a été depuis transféré vers ABC News)
- Site sur le sport et la culture populaire, lancé en 2016
- Blog sur la popculture et le sport lancé en 2011 par le journaliste Bill Simmons, dont ESPN a arrêté la publication en 2015 – Simmons, ainsi que de nombreux cadre de Grantland ont ensuite lancé The Ringer, l’un des blogs digitaux sur la popculture le plus lu des États-Unis
- Série de documentaires, découpés en épisodes, autour d’événements marquants du sport